Dans cette plaquette qui se lit en deux heures (une heure si l'on est pressé par l'angoisse de l'Apocalypse imminente), l'historien Timothy Snyder, professeur à l'Université Yale et spécialiste du vingtième siècle européen, met ses compatriotes Américains en garde contre ce qu'il considère à juste titre comme la menace d'une pré-tyrannie montante.
"Post-vérité égale pré-fascisme." (2)
Au fil de 20 courtes leçons aux titres aussi évocateurs que "Do not obey in advance" ("N'obéissez pas à l'avance") et "Be as courageous as you can" ("Soyez aussi braves que possible"), Snyder trace des parallèles entre la situation politique actuelle aux États-Unis et l'échec de certaines des démocraties nées après les deux guerres mondiales ou après la chute de l'Union Soviétique. Dénigrement des institutions. Effacement de la frontière entre la vie privée et la sphère publique. Affaiblissement de la presse au profit de la propagande. Pour y répondre, Snyder invite notamment les citoyens à "pratiquer la politique du corps" en protestant en personne, sur la place publique, pour soutenir les institutions qui protègent la démocratie, et à rejeter l'intrusion de l'État dans leurs vies privées. (Plus tôt cette semaine, l'empressement d'une certaine presse à fouiller dans le passé d'un passager expulsé brutalement d'un avion de United Airlines par la police soulignait à traits rouges les dangers de la complaisance, voire de l'apologie, envers ce genre d'abus.)
L'analyse la plus intéressante offerte par Snyder se retrouve peut-être dans l'épilogue du livre, où l'auteur décrit ce qu'il appelle le risque du passage d'une politique de l'inévitabilité à une politique de l'éternité. Par "politique de l'inévitabilité", Snyder fait référence à la pensée positiviste selon laquelle l'histoire consiste en une longue marche vers la démocratie libérale, sans retour en arrière possible. Lorsque cette foi en la marche du progrès est secouée (on peut ici faire appel aux traumatismes récents de la montée du terrorisme et de la crise financière de 2008), il peut être tentant de chercher à remonter le temps jusqu'à un passé idéalisé sur lequel se replier pour y rester éternellement. Snyder voit dans cette tentation du mythe la source du Brexit, du Trumpisme et de la montée du Front national en France:
"Le chemin le plus court mène directement de l'inévitabilité à l'éternité. Si vous avez déjà cru que tout finissait toujours bien, vous pouvez être persuadé que rien ne finit jamais bien." (3)
Ce curieux mélange d'aveuglement volontaire envers les défauts du passé et de retour semi-conscient à une conception cyclique du temps (âge d'or-chute-retour en arrière) évoque chez le lecteur une envie de relire François Hartog (4) ou Reinhart Koselleck (5)... En espérant qu'il ne s'agisse pas, là encore, d'un simple mécanisme de fuite.
Chaudement recommandé.
Références:
(1) Timothy Snyder, On Tyranny: Twenty Lessons from the Twentieth Century, New York, Tim Duggan Books, 2017, emplacements 92-93 dans la version Kindle. Traduction libre. Texte original: "Americans today are no wiser than the Europeans who saw democracy yield to fascism, Nazism, or communism in the twentieth century. Our one advantage is that we might learn from their experience. Now is a good time to do so."
(2) Ibid., emplacement 467, traduction libre. Texte original: "Post-truth is pre-fascism."
(3) Ibid., emplacements 819-821, traduction libre. Texte original: "The path of least resistance leads directly from inevitability to eternity. If you once believed that everything always turns out well in the end, you can be persuaded that nothing turns out well in the end."
(4) François Hartog, Régimes d'historicité: présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2012.
(5) Reinhart Koselleck, Le futur passé: contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 1990.