"Le vrai drame de notre époque, de ma génération, n'est pas que nous ne vivons pas bien, ou même que nous risquons de vivre moins bien plus tard. Non, le vrai drame, c'est que nous n'arrivons pas à concevoir mieux." (1)
En quoi consiste ce programme? En l'instauration d'un revenu minimal garanti pour tous, en une réduction drastique du temps de travail, et en l'ouverture des frontières nationales. Ou du moins -- et c'est là que réside la principale contribution du terme "réaliste" au titre de l'ouvrage -- en quelque chose qui s'en inspire, sans se contraindre à l'excessive rigidité qui a trop souvent poussé la pensée utopiste jusqu'au désastre. (Il est notamment possible d'argumenter que les totalitarismes ont tous émergé d'une forme de pensée utopiste ou d'une autre.)
Malgré quelques erreurs saisissantes, peut-être causées par une traduction imparfaite du texte original néerlandais vers l'anglais (depuis quand le Manitoba a-t-il un gouverneur?), l'argumentaire de Bregman est solidement documenté et relativement convaincant. Le revenu minimum garanti (RMG), par exemple, devrait selon Bregman satisfaire à la fois les progressistes par son côté universel et les conservateurs par le fait qu'il permet de réduire drastiquement la bureaucratie nécessaire à l'administration des programmes sociaux -- et tant les premiers que les seconds devraient être enchantés du fait que le RMG réduit la pauvreté (et améliore la santé) plus efficacement que n'importe quelle autre méthode, pour moins cher.
"Des études de partout au monde le prouvent: l'argent gratuit fonctionne. La recherche a déjà identifié des corrélations entre les versements d'argent comptant sans condition et la réduction du crime, de la mortalité infantile, de la malnutrition, des grossesses chez les adolescentes, et de l'absentéisme à l'école, en plus d'une amélioration de la performance scolaire, de la croissance économique et de l'égalité hommes-femmes. 'La principale raison pour laquelle les pauvres sont pauvres est qu'ils n'ont pas assez d'argent,' note l'économiste Charles Kenny, 'et personne ne devrait se surprendre du fait que leur donner de l'argent constitue une excellente façon de régler le problème.'" (2)
L'instauration d'un revenu minimum garanti constitue cependant une remise en question fondamentale de la relation que les êtres humains entretiennent avec le travail. Dans une économie capitaliste, le travail est conçu comme une manière de payer pour acquérir sa part de la richesse collective. Mais si la collectivité n'a justement pas besoin du travail de tous pour fonctionner? La solution actuelle consiste, selon l'anthropologue David Graeber dont les travaux sont cités par Bregman (3), à multiplier les emplois factices ("bullshit jobs") qui ne servent à rien d'autre qu'à soutenir le système: télévendeurs, gestionnaires, consultants, etc. Si une grève des éboueurs suffit à mettre une métropole à genoux en quelques jours, selon une comparaison que Bregman effectue à quelques reprises, une grève des banquiers peut très bien durer des mois sans que personne n'en souffre outre mesure. Une meilleure solution, selon Bregman, consisterait à réduire le temps de travail, ou du moins le temps de travail consacré à la production des biens et services consommés:
"Si nous restructurons l'éducation en fonction de nos nouveaux idéaux, le marché du travail ne sera que trop heureux de suivre la parade. Supposons que nous augmentions la part des arts, de l'histoire et de la philosophie dans le curriculum. Vous pouvez parier que la demande pour des artistes, des historiens et des philosophes augmentera en conséquence." (4)
Quant à l'ouverture des frontières, elle représenterait selon Bregman la meilleure manière de réduire la pauvreté à l'échelle globale. Une augmentation de seulement 3% du nombre d'immigrants reçus dans les pays riches augmenterait la somme d'argent disponible pour les plus pauvres (qu'il s'agisse des immigrants eux-mêmes ou de leurs proches, restés dans leurs pays d'origines, à qui ils envoient une partie de leurs salaires) du triple de la valeur de tous les budgets d'aide internationale combinés (5). Imaginez l'abolition complète des barrières au mouvement des personnes, sur le même modèle que l'abolition des tarifs douaniers sur les biens...
Utopia for Realists constitue une lecture agréable, accessible et stimulante. Les solutions que Bregman propose sont-elles pour autant vraiment "réalistes"? Non. Du moins, pas tant et aussi longtemps que le système actuel semble viable à suffisamment de ceux qui détiennent le pouvoir décisionnel. En effet, remettre en question le rôle du travail dans la distribution de la richesse et effacer les frontières nationales -- que les gouvernements ont plutôt tendance à clôturer de barbelés par les temps qui courent -- semble requérir un effort d'imagination qui dépasse de loin les limites du possible.
Cependant, il n'est pas impossible d'envisager un futur relativement rapproché où de telles mesures extrêmes pourraient devenir des solutions minimales à des problèmes urgents. Si l'automatisation du travail par l'intelligence artificielle remplit pleinement ses promesses, par exemple, un nombre incalculable de camionneurs et autres chauffeurs de taxis seront remplacés par des véhicules autonomes. Or, l'emploi le plus commun dans l'écrasante majorité des États américains en 2014 était justement celui de... camionneur. Que fera-t-on alors de tous ces gens? Il faudra bien leur trouver de nouvelles occupations -- ou, pourquoi pas, leur assurer un revenu et les laisser choisir ces nouvelles occupations eux-mêmes. Le même raisonnement s'applique, à plus forte raison, avec les emplois manufacturiers délocalisés dans des pays de plus en plus pauvres parce qu'ils n'y demeurent viables que tant et aussi longtemps que les humains y coûtent moins cher que des robots.
En fait, l'utopie réaliste consisterait peut-être à commencer dès maintenant à remplacer les emplois factices par une relation plus saine au travail et au revenu -- avant d'y être forcés à coups de fourches et de torches.
Références:
(1) Rutger Bregman, Utopia for Realists (and How We Can Get There), Londres, Bloomsbury, 2017, p. 10, traduction libre. Texte original: "But the real crisis of our times, of my generation, is not that we don’t have it good, or even that we might be worse off later on. No, the real crisis is that we can’t come up with anything better."
(2) Ibid., p. 30, traduction libre. Texte original: "Studies from all over the world offer proof positive: Free money works. Already, research has correlated unconditional cash disbursements with reductions in crime, child mortality, malnutrition, teenage pregnancy, and truancy, and with improved school performance, economic growth, and gender equality. 13 'The big reason poor people are poor is because they don’t have enough money,' notes economist Charles Kenny, 'and it shouldn’t come as a huge surprise that giving them money is a great way to reduce that problem.'"
(3) Ibid., p. 162-166.
(4) Ibid., p. 172, traduction libre. Texte original: "If we restructure education around our new ideals, the job market will happily tag along. Let’s imagine we were to incorporate more art, history, and philosophy into the school curriculum. You can bet there will be a lift in demand for artists, historians, and philosophers."
(5) Ibid., p. 230.