Cette phrase, tous les universitaires l'ont entendue, répétée jusqu'à la nausée. Parfois en blague qui fait rire de plus en plus jaune. Parfois en menace à peine voilée : il n'y a que les ultra-productifs qui ont une petite chance de trouver un emploi en milieu académique un jour, alors chaque minute passée loin du bureau/labo/clavier pourrait aussi bien avoir été consacrée à planter un clou dans le cercueil de tout espoir de faire carrière.
N'en croyez pas un mot. Ce mème toxique vous ment, et ceux qui le répandent vous mentent aussi. Personne n'est efficace du matin au soir. Surtout pas de la même manière. Surtout pas quand vient le temps d'écrire.
Je suis bien placé pour le savoir, moi qui, pendant un quart de siècle, ai gagné ma vie en écrivant des scénarios de jeux vidéo, des chroniques pour la radio et la télévision, du stand-up comique pour la scène, des billets d'opinion et environ 6 000 billets de blogues pour une demi-douzaine de médias.
Un quart de siècle pendant lequel je n'ai jamais été capable d'écrire sur une base soutenue pendant plus de trois heures par jour. Et pas à tous les jours.
(Le phénomène n'est pas limité à l'écriture, ni au milieu universitaire. Il y a de nombreuses années, j'ai lu une étude qui concluait que la plupart des gens qui travaillent dans un bureau n'y sont vraiment efficaces que deux heures par jour en moyenne, le reste du temps étant perdu en réunions stériles, en bavardage, en problèmes techniques, en pertes de concentration causées par la visite inopinée du patron, etc. Et ça, c'était avant que Satan n'invente le courriel, le téléphone intelligent et les bureaux à aire ouverte.)
Trois heures par jour, disais-je
C'est ce à quoi je suis parvenu à m'entraîner avec le temps. Comment? En apprenant à quel moment de la journée j'écrivais le mieux, en réservant la plage horaire en question exclusivement à l'écriture, et surtout en faisant autre chose du reste de la journée plutôt que de fixer une page blanche en comptant mes sueurs froides. Le drame de l'universitaire toujours stressé, c'est de cette manière qu'on peut le combattre: en arrêtant de lutter contre les rendements décroissants et en effectuant, à chaque moment, les tâches qui conviennent le mieux à la manière dont nos cerveaux fonctionnent à ces instants précis.
Dans mon cas, j'ai appris avec le temps que mon cerveau fonctionnait en blocs de trois heures quelle que soit la tâche à accomplir. C'est la limite de ma concentration, après quoi plus rien ne progresse. (Il y a des exceptions; parfois, en état de "flot", je peux rester plongé dans la même tâche pendant une heure de plus, mais ça n'arrive pas beaucoup plus d'une fois par mois.) D'autre part, en vieillissant, j'ai constaté qu'il y a une limite de plus en plus serrée au nombre de tâches très différentes que je peux accomplir dans une même journée, ce qui m'incite à enfiler des tâches similaires l'une après l'autre pour éviter d'avoir à "redémarrer" mon cerveau. L'équilibre est délicat: faire la même chose toute la journée ne fonctionne pas, mais tenter de changer de mode de fonctionnement plus de deux ou trois fois ne fonctionne pas non plus. Pour toutes ces raisons, j'organise donc mes journées de travail non pas en heures, mais en blocs de 3 heures ou moins:
- Un bloc consacré à la lecture d'ouvrages savants et à la veille sur les réseaux sociaux, quelque part entre le moment du réveil et 10h du matin.
- Un bloc d'écriture entre 10h et 13h. En tant qu'humaniste numérique, je dois parfois remplacer l'écriture par de la programmation, qui me demande un effort mental similaire.
- Un bloc consacré à des tâches un peu moins intenses que l'écriture et la programmation, comme la lecture de sources, les révisions à des textes déjà écrits, les notes infrapaginales, etc., entre 15h et 18h.
Pendant le trou entre 13h et 15h, je m'aère l'esprit en allant au gym ou en marchant jusqu'à l'épicerie. Ça aide - en autant que je n'exagère pas trop sur l'intensité parce que mon corps n'est pas très vaillant après un exercice violent. Et la barrière des 18h00 est fixe puisqu'il faut que je commence à préparer le souper. Pas d'excuses; le travail sera encore là demain, lorsque les bouches affamées auront été rassasiées.
À vous de savoir lesquelles de vos tâches requièrent le plus d'énergie et comment les répartir. Si votre cerveau est plus flexible que le mien, un plus grand nombre de blocs plus courts pourrait être un meilleur choix pour vous. Même chose si vous n'avez pas encore l'habitude d'écrire; mieux vaut une ou deux heures productives que trois heures dont la dernière est gaspillée parce que plus rien n'apparaît sur l'écran.
La valeur de l'expérience
Pourquoi avoir choisi la période entre 10h et 13h pour l'écriture et la programmation? C'est le résultat d'une longue expérimentation, pendant laquelle j'ai bêtement mesuré les résultats que j'obtenais en essayant différentes combinaisons. J'écris et je programme mieux en milieu de journée que le reste du temps, c'est tout. Alors j'ai organisé mon calendrier en fonction de cette caractéristique de mon cerveau.
Notez que certains auteurs recommandent systématiquement d'écrire tôt le matin, au moment où le cerveau est le plus frais. Il semble que ce soit la méthode qui fonctionne pour le plus grand nombre de personnes. Peut-être devriez-vous commencer vos propres expériences ainsi. Mais n'ayez pas peur d'essayer autre chose si l'écriture matinale ne vous convient pas, ou si les réactions de votre corps et de votre cerveau changent avec l'âge. À l'époque de ma folle jeunesse de pigiste, il n'était pas rare de me voir pianoter furieusement sur le clavier à l'aube et finir ma journée de travail avant le lunch, ce qui serait d'une inefficacité navrante aujourd'hui. J'ai aussi connu des gens qui écrivaient la nuit pour avoir fini leur boulot à temps pour préparer les enfants pour l'école.
L'important, c'est que ça fonctionne.