Bonne lecture!
Le nouveau numéro des Cahiers d'histoire, la revue scientifique du Département d'histoire de l'Université de Montréal, contient mon article "Les tournants géographiques, le numérique et la pratique historienne" ainsi que ma recension de Français? La nation en débats entre colonies et métropole, XVIe-XIXe siècle, dirigé par Cécile Vidal.
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Vous pouvez maintenant lire sur Érudit un article que j'ai écrit pour les Cahiers d'histoire en 2014. (Oui, les voies de la publication scientifique sont parfois longues et sinueuses!)
J'ai aussi une recension d'un ouvrage portant sur les systèmes d'information géohistoriques dans le même numéro. Un ouvrage intitulé "l'utopie pour les réalistes": voilà qui ne manque pas d'ambition. Le journaliste et historien Rutger Bregman y propose un programme audacieux pour réformer une société qui, selon lui, souffre d'une pénurie d'imagination:
"Le vrai drame de notre époque, de ma génération, n'est pas que nous ne vivons pas bien, ou même que nous risquons de vivre moins bien plus tard. Non, le vrai drame, c'est que nous n'arrivons pas à concevoir mieux." (1) En quoi consiste ce programme? En l'instauration d'un revenu minimal garanti pour tous, en une réduction drastique du temps de travail, et en l'ouverture des frontières nationales. Ou du moins -- et c'est là que réside la principale contribution du terme "réaliste" au titre de l'ouvrage -- en quelque chose qui s'en inspire, sans se contraindre à l'excessive rigidité qui a trop souvent poussé la pensée utopiste jusqu'au désastre. (Il est notamment possible d'argumenter que les totalitarismes ont tous émergé d'une forme de pensée utopiste ou d'une autre.) Malgré quelques erreurs saisissantes, peut-être causées par une traduction imparfaite du texte original néerlandais vers l'anglais (depuis quand le Manitoba a-t-il un gouverneur?), l'argumentaire de Bregman est solidement documenté et relativement convaincant. Le revenu minimum garanti (RMG), par exemple, devrait selon Bregman satisfaire à la fois les progressistes par son côté universel et les conservateurs par le fait qu'il permet de réduire drastiquement la bureaucratie nécessaire à l'administration des programmes sociaux -- et tant les premiers que les seconds devraient être enchantés du fait que le RMG réduit la pauvreté (et améliore la santé) plus efficacement que n'importe quelle autre méthode, pour moins cher. "Des études de partout au monde le prouvent: l'argent gratuit fonctionne. La recherche a déjà identifié des corrélations entre les versements d'argent comptant sans condition et la réduction du crime, de la mortalité infantile, de la malnutrition, des grossesses chez les adolescentes, et de l'absentéisme à l'école, en plus d'une amélioration de la performance scolaire, de la croissance économique et de l'égalité hommes-femmes. 'La principale raison pour laquelle les pauvres sont pauvres est qu'ils n'ont pas assez d'argent,' note l'économiste Charles Kenny, 'et personne ne devrait se surprendre du fait que leur donner de l'argent constitue une excellente façon de régler le problème.'" (2) L'instauration d'un revenu minimum garanti constitue cependant une remise en question fondamentale de la relation que les êtres humains entretiennent avec le travail. Dans une économie capitaliste, le travail est conçu comme une manière de payer pour acquérir sa part de la richesse collective. Mais si la collectivité n'a justement pas besoin du travail de tous pour fonctionner? La solution actuelle consiste, selon l'anthropologue David Graeber dont les travaux sont cités par Bregman (3), à multiplier les emplois factices ("bullshit jobs") qui ne servent à rien d'autre qu'à soutenir le système: télévendeurs, gestionnaires, consultants, etc. Si une grève des éboueurs suffit à mettre une métropole à genoux en quelques jours, selon une comparaison que Bregman effectue à quelques reprises, une grève des banquiers peut très bien durer des mois sans que personne n'en souffre outre mesure. Une meilleure solution, selon Bregman, consisterait à réduire le temps de travail, ou du moins le temps de travail consacré à la production des biens et services consommés: "Si nous restructurons l'éducation en fonction de nos nouveaux idéaux, le marché du travail ne sera que trop heureux de suivre la parade. Supposons que nous augmentions la part des arts, de l'histoire et de la philosophie dans le curriculum. Vous pouvez parier que la demande pour des artistes, des historiens et des philosophes augmentera en conséquence." (4) Quant à l'ouverture des frontières, elle représenterait selon Bregman la meilleure manière de réduire la pauvreté à l'échelle globale. Une augmentation de seulement 3% du nombre d'immigrants reçus dans les pays riches augmenterait la somme d'argent disponible pour les plus pauvres (qu'il s'agisse des immigrants eux-mêmes ou de leurs proches, restés dans leurs pays d'origines, à qui ils envoient une partie de leurs salaires) du triple de la valeur de tous les budgets d'aide internationale combinés (5). Imaginez l'abolition complète des barrières au mouvement des personnes, sur le même modèle que l'abolition des tarifs douaniers sur les biens... Utopia for Realists constitue une lecture agréable, accessible et stimulante. Les solutions que Bregman propose sont-elles pour autant vraiment "réalistes"? Non. Du moins, pas tant et aussi longtemps que le système actuel semble viable à suffisamment de ceux qui détiennent le pouvoir décisionnel. En effet, remettre en question le rôle du travail dans la distribution de la richesse et effacer les frontières nationales -- que les gouvernements ont plutôt tendance à clôturer de barbelés par les temps qui courent -- semble requérir un effort d'imagination qui dépasse de loin les limites du possible. Cependant, il n'est pas impossible d'envisager un futur relativement rapproché où de telles mesures extrêmes pourraient devenir des solutions minimales à des problèmes urgents. Si l'automatisation du travail par l'intelligence artificielle remplit pleinement ses promesses, par exemple, un nombre incalculable de camionneurs et autres chauffeurs de taxis seront remplacés par des véhicules autonomes. Or, l'emploi le plus commun dans l'écrasante majorité des États américains en 2014 était justement celui de... camionneur. Que fera-t-on alors de tous ces gens? Il faudra bien leur trouver de nouvelles occupations -- ou, pourquoi pas, leur assurer un revenu et les laisser choisir ces nouvelles occupations eux-mêmes. Le même raisonnement s'applique, à plus forte raison, avec les emplois manufacturiers délocalisés dans des pays de plus en plus pauvres parce qu'ils n'y demeurent viables que tant et aussi longtemps que les humains y coûtent moins cher que des robots. En fait, l'utopie réaliste consisterait peut-être à commencer dès maintenant à remplacer les emplois factices par une relation plus saine au travail et au revenu -- avant d'y être forcés à coups de fourches et de torches. Références: (1) Rutger Bregman, Utopia for Realists (and How We Can Get There), Londres, Bloomsbury, 2017, p. 10, traduction libre. Texte original: "But the real crisis of our times, of my generation, is not that we don’t have it good, or even that we might be worse off later on. No, the real crisis is that we can’t come up with anything better." (2) Ibid., p. 30, traduction libre. Texte original: "Studies from all over the world offer proof positive: Free money works. Already, research has correlated unconditional cash disbursements with reductions in crime, child mortality, malnutrition, teenage pregnancy, and truancy, and with improved school performance, economic growth, and gender equality. 13 'The big reason poor people are poor is because they don’t have enough money,' notes economist Charles Kenny, 'and it shouldn’t come as a huge surprise that giving them money is a great way to reduce that problem.'" (3) Ibid., p. 162-166. (4) Ibid., p. 172, traduction libre. Texte original: "If we restructure education around our new ideals, the job market will happily tag along. Let’s imagine we were to incorporate more art, history, and philosophy into the school curriculum. You can bet there will be a lift in demand for artists, historians, and philosophers." (5) Ibid., p. 230. "Les Américains d'aujourd'hui ne sont pas plus sages que les Européens qui ont vu la démocratie céder le pas au fascisme, au nazisme ou au communisme au XXe siècle. Notre seul avantage consiste en la possibilité d'apprendre de leurs expériences. Il serait temps de le faire." (1)
Dans cette plaquette qui se lit en deux heures (une heure si l'on est pressé par l'angoisse de l'Apocalypse imminente), l'historien Timothy Snyder, professeur à l'Université Yale et spécialiste du vingtième siècle européen, met ses compatriotes Américains en garde contre ce qu'il considère à juste titre comme la menace d'une pré-tyrannie montante. "Post-vérité égale pré-fascisme." (2) Au fil de 20 courtes leçons aux titres aussi évocateurs que "Do not obey in advance" ("N'obéissez pas à l'avance") et "Be as courageous as you can" ("Soyez aussi braves que possible"), Snyder trace des parallèles entre la situation politique actuelle aux États-Unis et l'échec de certaines des démocraties nées après les deux guerres mondiales ou après la chute de l'Union Soviétique. Dénigrement des institutions. Effacement de la frontière entre la vie privée et la sphère publique. Affaiblissement de la presse au profit de la propagande. Pour y répondre, Snyder invite notamment les citoyens à "pratiquer la politique du corps" en protestant en personne, sur la place publique, pour soutenir les institutions qui protègent la démocratie, et à rejeter l'intrusion de l'État dans leurs vies privées. (Plus tôt cette semaine, l'empressement d'une certaine presse à fouiller dans le passé d'un passager expulsé brutalement d'un avion de United Airlines par la police soulignait à traits rouges les dangers de la complaisance, voire de l'apologie, envers ce genre d'abus.) L'analyse la plus intéressante offerte par Snyder se retrouve peut-être dans l'épilogue du livre, où l'auteur décrit ce qu'il appelle le risque du passage d'une politique de l'inévitabilité à une politique de l'éternité. Par "politique de l'inévitabilité", Snyder fait référence à la pensée positiviste selon laquelle l'histoire consiste en une longue marche vers la démocratie libérale, sans retour en arrière possible. Lorsque cette foi en la marche du progrès est secouée (on peut ici faire appel aux traumatismes récents de la montée du terrorisme et de la crise financière de 2008), il peut être tentant de chercher à remonter le temps jusqu'à un passé idéalisé sur lequel se replier pour y rester éternellement. Snyder voit dans cette tentation du mythe la source du Brexit, du Trumpisme et de la montée du Front national en France: "Le chemin le plus court mène directement de l'inévitabilité à l'éternité. Si vous avez déjà cru que tout finissait toujours bien, vous pouvez être persuadé que rien ne finit jamais bien." (3) Ce curieux mélange d'aveuglement volontaire envers les défauts du passé et de retour semi-conscient à une conception cyclique du temps (âge d'or-chute-retour en arrière) évoque chez le lecteur une envie de relire François Hartog (4) ou Reinhart Koselleck (5)... En espérant qu'il ne s'agisse pas, là encore, d'un simple mécanisme de fuite. Chaudement recommandé. Références: (1) Timothy Snyder, On Tyranny: Twenty Lessons from the Twentieth Century, New York, Tim Duggan Books, 2017, emplacements 92-93 dans la version Kindle. Traduction libre. Texte original: "Americans today are no wiser than the Europeans who saw democracy yield to fascism, Nazism, or communism in the twentieth century. Our one advantage is that we might learn from their experience. Now is a good time to do so." (2) Ibid., emplacement 467, traduction libre. Texte original: "Post-truth is pre-fascism." (3) Ibid., emplacements 819-821, traduction libre. Texte original: "The path of least resistance leads directly from inevitability to eternity. If you once believed that everything always turns out well in the end, you can be persuaded that nothing turns out well in the end." (4) François Hartog, Régimes d'historicité: présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2012. (5) Reinhart Koselleck, Le futur passé: contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 1990. |
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Octobre 2022
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